de Marie Borrelli

« L’excitation du journaliste était à son comble. Devant lui se tenait une grande bâtisse, entourée d’au moins deux cents hectares de terrain. Aucun doute possible, ce ne pouvait être que la demeure recherchée. La bouche avalant le micro, le journaliste se dit que décidément, depuis qu’il faisait ce métier, la chance était pour lui. Il avait bien fallu faire quelques concessions pour en arriver là, mais jamais rien de bien terrible, juste saloper le boulot des copains, médire sur tous et jouer au plus fin. Jusqu’ici, cela lui avait réussi. Il exaltait. Tout en parlant, il réajusta sa cravate, passa une main rapide dans ses cheveux. Marco n’arrêtait pas de le filmer, faisant des gros plans de tout, sauf bien sûr de la maison qu’il dévoilerait au dernier moment. Il jouait le plus possible avec le suspense. Il serait le premier à montrer au monde entier le mystère renfermé derrière ces murs dont il filmait les briques. Le journaliste, quant à lui arborait des gestes vifs et précis, de sa main droite, il montrait le champ à filmer, de l’autre, il tenait son micro comme un cornet de glace. C’est que, pour rien au monde, il ne l’aurait lâché.

Il crachait son discours plus qu’il ne parlait, trop fier d’être l’élu et lorsqu’il se retrouva devant la porte, il faillit faire une syncope. Parce que son doigt pressait le bouton de la sonnette comme il le disait si bien dans son micro, elle allait s’ouvrir pour les millions de téléspectateurs hors d’haleine. Il continua son commentaire affirmant que derrière cette porte, vivaient Jane Averese et ses trois enfants, d’adorables bambins qui avaient tout fait pour redonner un visage à leur mère. Vivant recluse depuis dix ans, date de son accident, Jane acceptait pour la première fois d’apparaître en public. On aurait pu croire que cette réclusion était volontaire. Une façon de se punir constamment de n’avoir pas su garder son mari. Un beau matin, il avait quitté la maison pour ne plus jamais revenir. Le journaliste termina son récit des trémolos dans la voix.

Comme personne n’ouvrait, le journaliste réamorça un discours, il était à l’antenne et il fallait faire mousser l’intérêt du spectateur. Alors qu’il donnait des détails supposés sur les causes de rupture entre Jane et son mari, un gémissement retentit. Le journaliste sursauta. Au même moment, Marco vomit et le monde entier pu voir en direct à quoi ressemblait le crottin de chèvre du père Marcel non digéré.

Sans perdre son calme, le journaliste reprit son micro, lâcha un petit commentaire humoristique sur les aléas du direct pour rassurer son public et frappa de nouveau à la porte. Le cri retentit une seconde fois. Alors il recula, leva les yeux en l’air, puis, apercevant une espèce de poulailler sur sa gauche, fit signe à son cameraman d’emboîter le pas. Sa voix frétillait, « Elle » était là, il en était certain, le bruit que les téléspectateurs avaient entendu était sûrement celui de La Femme Sans Visage ©. Seule une femme aux abois pouvait lancer un tel cri dans le vide.

– Quelqu’un a crié ? ajouta-t-il.

N’obtenant pour réponse qu’un autre cri de la même nature, le journaliste enchaîna.

– Jane, c’est vous Jane ?

Il entra dans le poulailler enfin, vers quelque chose qui à ses débuts avait probablement dû être un poulailler. Aujourd’hui, malgré quelques poules, sans doute pour la décoration, l’ensemble tenait plus du débarras d’un ferrailleur que d’un véritable poulailler.

Voulant éviter une flaque de boue, le journaliste se prit le pied dans un fil et tomba nez à nez avec un grillage à double épaisseur, la porte. Il bougonna, fit un signe de mécontentement à Marco, il n’avait pas besoin de filmer ça ! Pour toute réponse Marco haussa les épaules. C’était plus efficace qu’une explication orale car le monde entier verrait tout à coup un saut dans l’image sans en comprendre la signification. C’était mesquin, mais tout à fait du style de Marco. Bien sûr, le journaliste n’y fit pas attention, car ce qu’il avait sous les yeux valait bien tous les haussements d’épaules. Jane était là, grande, féline, les cheveux dans le vent, emmêlés sur son visage, hurlant comme une tigresse. Ses doigts s’accrochaient à tout ce qu’ils pouvaient toucher. C’était plus qu’un scoop, c’était une boule rugissante, criant sa douleur à la face du monde, c’était très parfait pour l’audimat. Mais ce serait certainement moins bon en vidéo, quand ils reverraient leurs exploits en salle de montage. La femme criait, certes, poussait des hurlements mais ce n’était ni de la douleur, ni de la joie ou de la passion. Le journaliste s’en rendit compte trop tard. L’avalanche de mots grossiers déferla dans l’objectif, postillonnant sa face.

– Quel abruti, quel crétin ! Mais ouvre donc la porte imbécile de mes deux ! Dégénéré !

C’est en ces termes, censure oblige, que le dialogue de la femme fut retranscrit à la télé. Le journaliste pâlit, on lui passait un savon et ce n’était rien à côté de celui qu’il allait recevoir.

– Ouvrez donc cette porte, espèce d’empoté !

Mais le journaliste n’avait toujours pas compris. La porte ?

– Quelle porte, Madame ?

– Celle qui est sous ton nez, connard !

Le grillage trembla, elle le secouait violemment. Face à cela, la seule réponse que le journaliste sut donner, son menton frappant contre le grillage, fut un bégaiement. Le temps qu’il ouvre la porte, comprenne l’ingénieux système qui bloquait son ouverture de l’intérieur, la femme avait lacéré son épaule à coups de griffes. À peine eut-il tiré le loquet que, pour couronner le tout, il reçut la porte en plein nez, bascula en arrière et tomba sur les fesses.

– Imbécile, imbécile ! ne cessait de répéter la femme.

En la regardant partir, le journaliste fut forcé d’admettre que ce n’était pas La Femme Sans Visage © Le détail qui tue, ce n’était pas son visage, qui était parfait pour un visage de brûlée, mais le reste de son corps. Elle était enceinte. Or, La Femme Sans Visage © ne pouvait être enceinte. Le journaliste calcula rapidement l’âge que Jane devait avoir et il arriva au chiffre de 50. Jane ne pouvait donc pas être enceinte. De plus, si elle pleurait le départ de son mari depuis dix ans, il serait respectable qu’elle ne le fut pas. Pour l’audimat, il fallait du romantique.

La furie, à grandes enjambées quitta la propriété, toujours en jurant et en criant vengeance. Elle prendrait sa revanche.

Rassuré, le journaliste se releva, fit signe à Marco de remettre la caméra en marche et après avoir vaguement remis son costume en forme, recommença son entrée dans la propriété, sourire aux lèvres murmurant un :

– Les aléas du direct !

Ensuite il continua avec assurance par une formule toute faite qu’il affectionnait en cas de dérapage et remettait un peu de sérénité dans les esprits, ajouta :

– Chers téléspectateurs, chères téléspectatrices

Appuyant bien sur les Chers et chères montrant ainsi tout le respect qu’il avait pour son public avant de continuer son discours d’une voix toute pimpante, comme si rien ne s’était passé quelques minutes auparavant :

– Je découvre avec vous ce fameux endroit où s’est enterrée vivante Jane Averese, mondialement connue sous le nom de La Femme Sans Visage ©. Et bien, pour vous, chez téléspectateurs, téléspectatrices, elle va nous dévoiler son visage.

S’approchant de nouveau de la porte d’entrée :

– Je vais sonner et elle apparaîtra. Attention, préparez-vous, c’est un grand moment d’émotion.

Passant une main sur son œil, comme pour en effacer une larme.

– Excusez-moi, l’émotion, on est en direct sur Télé terre (La télé qui fait le tour du globe).

Comme à la télé, la porte s’ouvrit par miracle. Marco fit un zoom avant sur la tête ahurie d’un homme d’une cinquantaine d’années, Joé, comme le précisa la voix qui l’appelait derrière lui. Le journaliste en profita pour faire un pas en avant, poussant d’autorité la porte avec sa main, se prenant pour le maître des lieux. La voix qui avait appelé Joé se fit entendre de nouveau mais avec plus de force et d’énervement. Ensuite, la main qui appartenait à la voix poussa le journaliste brusquement en direction de la sortie et tira Joé par l’épaule. La porte claqua de nouveau contre le nez du journaliste.

Les téléspectateurs n’avaient toujours pas vu Jane. Tombé par terre et assis sur fesses, le journaliste émit la même constatation que le téléspectateur mais avec un peu de retard :

– Ce n’était pas Jane, non plus ! dit-il dans un decrescendo déçu. »