de Marie Borrelli

« J’ai mis le son de la télévision plus fort pour ne pas entendre ses mots. Sur le canapé le chat a tourné la tête. C’était trop tard. Ce soir, elle avait décidé de parler et rien ne l’arrêterait. La machine s’était mise en marche toute seule. Elle avait quand même attendu un peu, n’osant pas trop, non par peur de me déranger mais par peur de dire que les choses n’allaient pas si bien. C’était constater, une fois encore, l’échec d’une relation amoureuse, l’échec de toute une vie.

Jamais elle ne serait comme les autres. Elle marchait sur un pied, sans équilibre. Pourtant elle était belle. Le monde semblait pour elle. Un monde choisi, un monde pourri. À trop vouloir paraître, elle se réveillait blessée.

Elle entra dans le salon, posa un genou sur l’accoudoir en cuir.

– Je ne te dérange pas ?

Sa voix vacilla légèrement. Elle s’assit. Évidemment, elle dérangeait. Une question pour la forme. Pour voir mes lèvres dire non. Et se livrer plus facilement aussi.

Ma main toucha le dos du chat.

– Je regarde un film, ai-je dit. La fureur de vivre, tu veux voir ?

Sa tête s’inclina pour faire oui, mais son corps entier disait non. Elle ne voulait pas voir. J’ai fait comme si. Elle ajusta un coussin derrière son dos, glissa ses deux mains sous ses cuisses, comme une petite fille. Elle regardait le sol, l’œil lointain. Je sentais l’odeur de son tabac. Elle n’était pas belle comme ça. Non qu’elle ait commencé à vieillir mais elle offrait ses problèmes. Je n’en voulais pas. Le chat me fixait clignant des yeux. Je fixais l’écran. Sur le reflet du téléviseur, je la voyais. Il lui manquait un regard. Elle n’oserait pas parler.

Elle alluma une cigarette. Je toussais fort. Elle fit un geste avec sa main. La fumée se dissipa, son corps restait. J’augmentais le son. Son visage était sur le poste, son corps à ma droite, son odeur partout et ses mots sur ses lèvres, prêts à bondir. Je les voyais naître, laids et sales. Plus elle parlait, plus j’avais mal. Je ne tournais surtout pas la tête. Pas d’émotion. J’avais envie de prendre le chat, de le serrer dans mes bras. Je ne bougeais pas. Lui s’étira et quitta sa place.

Elle, défigura sa vie en quelques phrases, sans ornements. Elle n’était pas heureuse. Si elle s’était blessée, c’était à cause du vase. Il l’avait frappé au ventre et au visage. Elle avait encore la marque.

Je vis sa joue bouger dans le reflet. Je ne regardais pas.

– Maquille-toi et personne ne l’apprendra.

– J’ai déjà mis du maquillage.

Aveu blasé. Je n’avais pas envie de savoir. Qu’il boive, qu’il la frappe, qu’il ait été renvoyé de son travail, peu importe. Je l’avais entendue si souvent se raconter, parler d’elle, sans rien me demander. Sans s’inquiéter. Elle se trompait toujours sur mon âge, ne savait ni mon passé ni mon futur. Elle aurait dû me dire tout cela avant. Bien avant. À l’époque où elle était encore à la maison.

La maison rue des Orangers, grande, vide, n’a jamais été la sienne. Le petit parc, les trois enfants, le bonheur en attente, ignorent tout de ses gestes.

Elle venait, elle partait. Un mois, un an. Peu importe, elle nous quittait parce qu’ailleurs c’était mieux. Puis elle réapparaissait, comme ça, sans prévenir. Elle surgissait de derrière une porte, comme un diable de sa boîte. Avec des cadeaux, pour un pardon. Moi je souriais. Le cadet faisait comme l’aîné. Il ne remerciait pas. Quelle importance ? J’avais accepté, faute d’autre chose. La partie était gagnée.

Alors le soir : dîner toujours royal. Quand mon père la questionnait sur son retour, elle s’étonnait d’être partie si longtemps. Elle qui nous avait ramené de si jolis jouets « N’est-ce pas les enfants ? » Pour quelques heures, le temps d’une soirée, elle serait de bonne humeur. Elle en avait beaucoup à raconter ! Elle s’était tant amusée ! Finis la maison, le parc, l’hiver. Dehors, c’était si drôle.

Le lendemain, elle revoyait ses amis, toujours gaie. Le surlendemain, ses habitudes l’étouffaient déjà, précédant l’ennui du week-end. Elle se mettait à la fenêtre, regardait les gens passer, fumant longuement. La radio lançait : « C’est bon pour le moral. » Alors elle répétait en boucle au rythme de la chanson : « C’est bon, c’est bon. » Pourtant, il n’y avait rien de bon, ni dans ses gestes, ni dans son regard, ni dans son désir. Persuadée d’être dans une cage, condamnée à attendre la nuit qui seule pouvait la faire s’échapper. Chez nous, son habituelle beauté lui était inutile. Dehors, elle émerveillait, faisait fantasmer. »

Extrait de la nouvelle « Le coup au ventre »