de Marie Borrelli

« Hôpital rouge service maternité :

Ce matin à 12 h 33 le numéro 324354 a été mis en route. Âge de départ : 88 ans. Âge d’arrivée : 8 ans. Vers 20 h 15, après vérification de sa fiche de sortie, il a quitté les lieux. État général faible, paralysie des membres inférieurs, acuité visuelle pratiquement nulle, tendance à la rêverie prononcée. Son programme de vie s’est automatiquement déclenché au moment où il a franchi la porte. Pour accomplir sa mission, il devra acquérir un minimum de 124 300 couleurs codées sur le chemin menant au grand ordinateur central. Sa vitesse de vie dépendra de sa capacité à emmagasiner les différentes longueurs d’onde pendant le trajet. Il sera ensuite incorporé au Palace Hôtel où une chambre lui sera attribuée avec un numéro correspondant à l’âge de sa mort conformément au règlement.

Je suis sorti du service des naissances en chaise roulante. L’infirmière me laissa au pas de la porte comme le stipulait le règlement intérieur.

– L’air vous semblera un peu vif dehors mais ça ira en s’arrangeant, vous verrez, on s’habitue vite, m’avait-elle dit en décrochant ma fiche de la roue gauche.

Effectivement, c’était un froid piquant. L’agression causée par cette vive sensation sur mes pores et mes sens me laissa surpris un instant et incapable de faire le moindre mouvement. De toute façon, comment aurais-je pu me déplacer seul alors que je n’avais point l’usage de mes membres inférieurs ? Je n’avais plus qu’à attendre que l’air s’arrange.

Quelque chose de bizarre tombait sur mes jambes. Je crus d’abord à une plaisanterie de l’infirmière. Elle m’avait menti. Elle était bien là et allait de nouveau m’amener dans le service rouge. Je souris intérieurement. C’était elle qui m’avait appris à le faire. Il y a tant de choses qu’elle m’avait dites et auxquelles je n’avais pas apporté une attention particulière et voilà que tout à coup je sentais comme un vide immense. Tout ce que je voyais n’avait aucune signification. Quelque chose s’amassait devant moi et je finis par comprendre en levant la tête que cela tombait de plus haut. Impossible d’en définir exactement la provenance, vu que ma vue ne me le permettait pas. J’ai essayé de faire demi-tour avec ma chaise mais ma main droite rencontra un carton attaché à la roue. Je croyais que l’infirmière l’avait pris. Le nœud qui l’attachait n’était pas très serré et je pus facilement le décrocher ce qui n’était pas une mince affaire avec mes doigts raides. Je reconnus tout de suite ma fiche signalétique. Dans le bloc opératoire il me l’avait montrée. Elle comportait un panaché de couleurs vert bleu. Me revint alors à l’esprit toute une conversation qu’il m’avait semblé avoir eue des années auparavant.

J’entendais une petite voix, peut-être celle de l’infirmière me dicter ma conduite une fois la porte de l’hôpital franchie. Il me fallait trouver l’ordinateur central qui connecterait ma fiche avec ma vie. Je donnais mécaniquement l’ordre à ma chaise roulante d’aller au 23978e bloc partie orangée.

L’engin se mit en marche. Je tombais dans une sorte de somnolence qui ne me permit pas de suivre le chemin parcouru. Sur mes joues le frôlement des molécules d’hydrogène était enivrant. Tout à coup le temps stoppa la sensation, j’avais atteint le but de mon trajet.

Je me retrouvais devant une grosse machine couverte de boutons, cherchant la fente où je devais glisser ma fiche. Ceux en violet avaient prévu tous les détails. Bien que ma mémoire semblât s’appauvrir des événements passés, ce que je voyais pour la première fois me paraissait déjà très familier. Les souvenirs de l’hôpital s’éloignaient graduellement. La dernière pensée que j’ai eue pour ce lieu, fut l’image des cristaux dans le vent. J’avais toujours su que c’était de la neige. D’ailleurs, volontairement je n’avais pas donné l’ordre à ma chaise électrique de me rendre immédiatement à l’ordinateur central. J’avais voulu profiter de cette impression de bien-être : voir tomber des petits flocons blancs. Je chassais violemment cette idée de mon esprit, trop subversive. Je ressentis un pincement sous ma boîte crânienne.

Les multiples boutons devant moi palpitaient. Ma chaise me sembla inutile. L’infirmière avait raison. Tout ne pouvait aller que mieux le temps passant. Alors je me levais, ma paralysie dans le bas du corps ne me gênait plus.

Sans aucune difficulté je trouvais la fente parmi toutes les ampoules dansantes de l’ordinateur. Lui, avala ma fiche et au même moment tout devint noir. Une fraction de seconde plus tard, l’électricité revint et une porte que je n’avais pas vue jusque-là s’ouvrit devant moi. J’entrais. Ce lieu ne m’apparut pas étrange bien qu’à y repenser, il me fût impossible d’en définir les contours ni les dimensions mais sur le moment cela ne me gêna pas. Pas plus que tous les espaces que j’avais traversés et que j’étais capable naturellement de retranscrire par un code coloré. Quelle importance ? Seule importait la succession des longueurs d’onde.

J’avançais de mon plein gré de quelques pas et me trouvais face à un écran. Je dus garder les yeux écarquillés assez longtemps pour que la machine puisse décoder les informations recueillies depuis mon départ de l’hôpital. Il me sembla alors que toute une série de chiffres défilaient sous mes yeux. J’avais énormément mal à la tête. Je ne pensais qu’à la douleur qui devenait vraiment insoutenable. Elle se localisait dans le cerveau, dans le lobe pariétal. Les longueurs étaient là et la machine me les ponctionnait. J’essayais de résister en vain. Il le fallait, pourtant je n’avais pas de but réel. Quelqu’un, ou un 38 décibels me l’avait dit dans le bloc opératoire. En y pensant, le mal devenait plus aigu. Et il me revint aussi que cette voix m’avait dit que toute opposition était vaine. À ce moment, ce fut le déclic dans tout mon corps. Je ressentis une brusque décharge et toutes les couleurs que mes yeux avaient avalées depuis ma sortie de l’hôpital jusqu’ici échappèrent à mon contrôle. La douleur cessa à ce moment. »

Extrait de la nouvelle « Les vitesses de l’arc-en-ciel »