Des Fantômes pour souvenirs
de Marie Borrelli
« La voix se tait. J’ai comme un frisson. Le soleil d’Alger ne chauffe plus. Malik pose sa main doucement sur mon épaule, petit sursaut, brusque réveil. À mon tour, il me faut quitter les vergers, nos respirations à l’unisson. Fin de la séance.
La porte a claqué sans que je ne prononce le moindre mot. Les orangers en fleurs, c’était vraiment beau. J’éprouvais un étrange sentiment de soulagement. Alors, Malik et moi étions un peu de la même famille ? Malik avait souffert, lui aussi, comme tout le monde, comme moi. Mais lui, il a eu le courage de fouiller, pour savoir. Son passé ne lui pèse plus, au contraire. Il revit à travers lui. Et soudain, ça a fait tilt, au fond de moi, ne plus avoir honte. Mes parents, ma famille, accepter leurs différences et chercher la faille, la blessure à panser. Cela deviendrait mon devoir. Instinctivement, j’ai tâté mes épaules. Je voulais arracher mon pull. Je tirais, je frottais.
– Vous allez bien mademoiselle ?
J’ai repris conscience et, brusquement, je suis montée dans l’ascenseur. J’aurais dû dire à la dame qui me dévisageait :
– Non, je ne vais pas bien, à force de porter un fardeau qui n’est pas le mien.
Mais quel est mon fardeau ? Qu’est-ce que je traîne de si lourd ? J’ai préféré ne pas répondre, contemplant mes épaules incurvées. J’ai pensé à mon père puis à mon grand-père. Comment s’appelle-t-il déjà ?
Il y a environ 900 kilomètres entre Alger et le Cheval Blanc. Si l’on regarde de plus près, le sommet n’est pas marqué. Je l’ai rajouté au crayon sur la carte, en faisant un petit triangle, 2 523 mètres.
J’ai essayé d’analyser la séance calmement. À l’aide d’un papier, j’ai noté les renseignements de Malik sur sa famille. Puis, j’ai tracé une ligne verticale au milieu de la feuille et j’ai fait la même chose avec la mienne. Impossible de me souvenir du nom de mes grands-parents ni même de mettre un visage dessus ! Je sais que mon grand-père paternel est mort en Algérie mais j’ignore son prénom. Le grand-père de Malik s’appelle Smaïl et le mien ? Je saisis le téléphone. Il faut que je sache tout de suite. 18 centimètres me répond.
– Ah, c’est toi ?
– Oui, c’est moi.
Et toujours avec le même enthousiasme 18 enchaîne :
– Papa et maman sont sortis.
– Sortis ?
Ce mot ne leur convient guère. J’interroge de nouveau 18 puis 14. Non, ils ne savent pas.
J’ai raccroché, déçue, comme si l’évidence silencieuse de ma famille sautait soudain aux yeux. Malik a raison. Le silence a tué ma personnalité. Je ne sais pas d’où je viens, comment savoir où aller ?
J’étais en train de faire la vaisselle quand Pacôme a sonné. J’avais de la mousse jusqu’aux coudes, les doigts recroquevillés au fond de la marmite à ragoût. Elle accroche. Anne-Sophie n’aime pas quand je gratte, j’abîme le Téflon. Je n’ai pas eu le temps de finir, j’ai dû remettre de l’eau.
Pacôme me regarde l’air moqueur. Mon combat aquatique l’amuse. J’esquisse un sourire. Il a le chic pour mettre les gens de bonne humeur.
– C’est normal, il ressemble à un joint, renchérit Lô qui vient de pénétrer dans le salon.
Je lui fais confiance, c’est une championne en herbe. Pacôme est notre voisin fauché et accessoirement de palier. Il vient de temps en temps s’en rouler un petit chez nous mais c’est surtout pour faire bouffer Reinette. Dans le taudis enfumé où elle vit, sa peau de pêche est un miracle. Du haut de ses quatre ans, elle fait l’animation. Le chat passe, elle crie :
– Nhashe, Nhashe ! en le montrant du doigt parce qu’elle vient d’entendre son père discuter affaires.
Pacôme s’explique sur sa cargaison : de la pure, à deux stations de chez nous, 100 % Place de Stalingrad. Je me joins à eux, prenant Nhashe – un colis de cinq kilos – dans mes bras. Pacôme m’embrasse du regard. Lô me tend le pétard. Reinette quitte les genoux de son papa pour venir sur les miens.
– J’ai envie d’apprendre l’arabe.
Je passe la clope dopée au chichon à Pacôme, sans fumer.
– Pourquoi, t’as des origines ?
– Mon père.
– Comme moi.
Il me tape dans la main.
– Tiens, je ne l’aurais pas cru.
Ses traits sont ceux du français pure souche.
– C’est comme la mère de la petite, elle est marocaine, au fait, elle pourra pas la prendre dimanche prochain, ça ne vous gêne pas de me la garder les filles ?
– Deux cents balles, rétorque Lô du tac au tac.
Et comme je la regarde étonnée.
– Anne-Sophie va faire la gueule sinon, elle fête son anniversaire, ça ne va pas lui plaire.
La porte s’est ouverte au même moment.
Anne-Sophie était d’accord pour trois cents, repas compris et encore, ce n’était pas les tarifs. Cela lui rembourserait sa facture de téléphone, sauf que la petite, nous allions toutes la garder. Je n’ai pas protesté. Puis Anne-Sophie s’est posée avec une drôle de tête, soufflant entre ses dents. Reinette lui a donné le joint. Elle s’est assise sur ses cuisses, en caressant ses cheveux, admirative.
– Tu es la plus belle Anne-Sophie.
Alors Pacôme en a profité pour demander si cela changeait quelque chose au prix.
L’interlude vacances de Toussaint n’a pas changé grand-chose. Je voulais voir des photos de famille. Aucune réponse de mon entourage. Normal, pour les renseignements, il y a les albums.
– Pas celles-là, les impressions d’Afrique du nord !
18 et 14 s’en vont, prévoyant le massacre. Alors j’attaque. Papa, les photos, ta famille, ta mère, l’Algérie. Il ne bouge pas, la tête fixée devant sa télé, je sais qu’il a entendu. Je vais à la cuisine. Maman mélange de la semoule. Je retourne au salon. 18 est redescendu se mettre face au petit écran.
– On mange beaucoup de couscous dans cette famille. »